Après six dimanches de non-parution, le JDD a fait son retour dans les kiosques ce 6 août, avec une version allégée d’une vingtaine de pages, alors qu’il n’était attendu qu’à la mi-août. Son contenu inquiète au plus haut point le SNJ, le SNJ-CGT et la CFDT-Journalistes, tant il laisse apparaître ce que deviendra l’hebdomadaire sous la direction de Geoffroy Lejeune.
Le dossier annoncé en une comporte ainsi une « lettre ouverte » au président de la République, signée par des « familles de victimes » d’agressions ou d’homicides, en réalité rédigée par la rédaction du JDD, selon le Dauphiné libéré (lire ici). L’article qui l’accompagne titré « Un cri de douleur » – davantage un long éditorial qu’une enquête – est signé de Charlotte d’Ornellas, transfuge, comme Geoffroy Lejeune, du magazine d’extrême droite Valeurs actuelles, mais également éditorialiste à Europe 1, sous le contrôle, comme le JDD, de Vincent Bolloré. Charlotte d’Ornellas s’est notamment illustrée en affirmant à tort que Nahel, tué par un policier fin juin, avait « un casier judiciaire long comme le bras ».
Ce dossier, qui met en avant le meurtre d’Enzo à coups de couteau, dans l’Eure le 22 juillet, est illustré par deux photos de la marche blanche en hommage à un autre Enzo, fauché par une voiture en janvier dans les Landes. Cette dernière affaire n’est évoquée à aucun moment dans les quatre pages du dossier et sa famille ne signe pas la « lettre ouverte ». Manque de rigueur ou erreur due à la précipitation? Geoffroy Lejeune plaide, contre toute évidence, le choix d’une photo « symbolique ».
Parmi les rédactrices et rédacteurs de ce JDD version Geoffroy Lejeune, outre plusieurs journalistes d’Europe 1 et d’anciennes et anciens de Valeurs actuelles, on trouve également Humbert Angleys, qui était encore récemment rédacteur en chef adjoint de France Soir, un site habitué aux fausses informations et au conspirationnisme. Ou encore Jean-Baptiste Giraud, le fondateur de l’Institut libre de journalisme, dont le site Arrêt sur images a révélé les liens avec Avisa Partners, agence qui assure des missions de lobbying, notamment par la diffusion auprès des médias de faux articles de presse et de fausses tribunes.
Pascal Praud, animateur sur CNews et Europe 1 de « débats » qui manient les idées de rejet, d’exclusion et de discrimination, signe un billet d’humeur d’une page, dans lequel il règle ses comptes avec celles et ceux qui ont demandé que le JDD renonce à la désignation de Geoffroy Lejeune. En omettant de préciser que ce rejet est d’abord exprimé par la quasi-totalité de la rédaction et de rappeler la condamnation de Valeurs actuelles pour injure à caractère raciste sous l’ère Geoffroy Lejeune.
Pap Ndiaye, ancien ministre de l’Education nationale, seul membre du gouvernement à avoir clairement pris position contre l’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD, a également droit à un article aux allures de règlement de comptes, qui le qualifie de « ministre chèrement remercié » après le récent remaniement ministériel. L’article se contente d’affirmer que son nouveau poste d’ambassadeur au Conseil de l’Europe est rémunéré « bien au-delà des 10 490 euros bruts mensuels » qu’il percevait comme ministre et qu’il « bénéficiera également d’une résidence qui n’a rien à envier à l’hôtel de Rochechouart qui abrite le ministère de l’Éducation », sans aucun élément factuel à l’appui.
On le voit, on est bien loin des principes de la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes (Munich, 1971), qui impose notamment de « respecter la vérité » et de « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ».
Après une grève de quarante jours débutée le 22 juin, soutenue par nos organisations syndicales, et le refus de Lagardère News, contrôlé par Vincent Bolloré, de revenir sur la nomination de Geoffroy Lejeune, la quasi-totalité de la rédaction du JDD exclut de travailler sous sa direction.
Ce numéro du 6 août du JDD ne fait que confirmer leur crainte d’une mise « en péril du JDD tel qu’il existe depuis soixante-quinze ans ». Par ailleurs, les dénégations, fin juin, d’Arnaud Lagardère n’en apparaissent que plus vaines. « Je ne choisis pas Geoffroy dans le but de changer la ligne éditoriale », affirmait en effet ce dernier, ajoutant: « Ce fantasme de l’extrême droite qui s’invite dans notre hebdomadaire n’est pas réel ». Un argument qui avait fait rejeter la clause de conscience.
Indépendance vis-à-vis de l’actionnaire, validation par la rédaction des personnes nommées pour la diriger, remise à plat et conditionnement des aides à la presse, réels mécanismes pour empêcher la concentration des médias… Autant de questions qui doivent être débattues le plus rapidement possible.
Le dépôt d’une proposition de loi transpartisane sur l’indépendance des rédactions offre une première occasion. De même, les Etats généraux sur l’information, annoncés depuis longtemps et qui doivent finalement être lancés à la rentrée pour « remettre leurs conclusions d’ici l’été 2024 », ne peuvent constituer une énième coquille vide.
Il en va de la liberté d’informer et d’être informé, composante indispensable d’une démocratie digne de ce nom.
Paris le 08 Août 2023